Dracula est de retour, que Dieu ait pitié de nous!

Par Philippe Degouy

5 mai 1890. Le jeune Britannique Jonathan Harker arrive au château du prince Vlad Dracula en Transylvanie après un voyage de plus de 9 jours. Un voyage d’affaires pour faire signer au prince des documents lié à une acquisition immobilière en Grande-Bretagne. Par inadvertance, Jonathan dévoile un cliché de Lucy, sa fiancée avec qui il va prochainement se marier. Ce portrait féminin trouble Dracula car il lui rappelle tant son unique amour, Ilona, décédée depuis plus de quatre siècles. Dans la tête du prince se dessine un nouveau but pour son voyage en Angleterre : trouver et séduire Lucy. Retenu au château du prince, Jonathan est libéré par Greta, l’une des trois femmes de Dracula, vexée d’avoir été répudiée. Mais trop tard, Dracula est déjà en route pour l’Angleterre.
Port de Whitby, le navire est retrouvé avec treize corps vidés de leur sang. Pour le professeur Van Helsing, il n’y a pas de doute quant à l’identité du criminel….

Avec Dracula, l’ordre du dragon (éd. Glénat) Marco Cannavo au scénario et Corrado Roi au dessin revisitent avec flamboyance le roman épistolaire de Bram Stoker, Dracula. Si le scénario débute par une adaptation fidèle au roman, il prend ensuite des chemins de traverse pour surprendre le lecteur avec des éléments novateurs. Comme ces flashbacks sur le retour de Dracula des croisades, la mort de son fils, le rôle de Ilona. Si le scénario mérite notre respect, il en va de même pour le dessin du maître de la BD italienne, Corrado Roi. La beauté de son dessin au lavis noir se révèle tout simplement magnifique, pour transformer cette BD en un beau livre. « Mon style est de creuser dans le noir » déclare Corrado Roi. Le noir, omniprésent dans cette oeuvre crépusculaire, étrangement dépourvue de toute trace de rouge, la couleur du sang.
Quant au personnage de Dracula, oubliez les images classiques associées aux acteurs qui ont endossé le rôle. Celui des auteurs a un look de rock star gothique, longiligne, aux cheveux longs et au teint livide. Semblable à ces « fameux sépulcres blanchis. Beaux à l’extérieur, mais à l’intérieur remplis d’ossements de morts et de toutes les impuretés » (Matthieu 23:27-28). Et si la victime c’était lui, Dracula? Le postulat des auteurs.
Un récit troublant, qui bouscule en permanence le lecteur attaché au cheminement présent dans le roman de départ. Comment ne pas céder au charme de cette BD, tant pour le graphisme séduisant que pour ce mélange de gore et d’érotisme soft. Rien n’est montré, tout est suggéré. L’album se referme sur un dossier thématique rédigé par Giacomo Alligo et Giovanni Nahmias. L’occasion de retrouver la vision du personnage de Dracula par les cinéastes et les auteurs. Avec une question finale adressée aux lecteurs : « il y avait deux voies pour affronter le mal : le combattre ou le devenir. Nous savons laquelle a choisi Dracula. La question est : si jamais nous nous trouvons dans des circonstances semblables, laquelle choisirons-nous? »
Un album magnifique mais réservé à un public averti pour certaines scènes difficiles. Comme la première rencontre entre Jonathan Harker et Greta, l’une des femmes de Dracula, dans le cellier particulier du prince. Ou le viol de la bonne soeur par Dracula.

Dracula – L’ordre du dragon. Scénario de Marco Cannavo. Dessin de Corrado Roi. D’après l’oeuvre de Bram Stoker. Editions Glénat, 112 pages, 22,50 euros. https://www.glenat.com/hors-collection-glenat-bd/dracula-lordre-du-dragon-9782344062715
Couverture : éditions Glénat

Le gigot du dimanche, cette machine à remonter le temps

Par Philippe Degouy

Comme chaque dimanche, le jeune Philippe alias Pilou déjeune chez sa mamie à Gaillac avec ses parents et ses oncles et tantes. Ces déjeuners marqué par le fameux gigot préparé par Mémé. Et en ce dimanche 17 mai 1981, l’ambiance est particulière. François Mitterrand a été élu une semaine auparavant et les clans se forment autour de la tablée. Entre les partisans et les opposants qui voient déjà les chars soviétiques entrer dans Paris. Une ambiance lourde renforcée par ce terrible secret qui déchire ces Français moyens : les louis d’or que Mémé aurait caché dans la maison ou le jardin. Mais Mémé a encore toute sa tête et ne se montre pas disposée à révéler son secret. Sauf, peut-être, à son petit Pilou, son préféré. La moindre discussion entre le gamin et sa grand-mère est scrutée et chaque moment d’absence de l’aînée permet à ces adultes cupides de fouiller la maison. Mais rien n’est jamais trouvé. Mis à part de vieilles boîtes en fer remplies de souvenirs, ces machines à voyager dans le temps pour Mémé. Dans l’une d’elles, la famille va tomber sur une lettre qui peut faire exploser la famille, bien plus que la quête de ces louis d’or…

Parmi les BD certaines nous touchent davantage sur le plan personnel, comme un reflet de nos vies, de notre passé. Comme ce one-shot, Le gigot du dimanche (éd. Grand Angle) dans lequel Philippe Pelaez au dessin et Espe (alias Sébastien Portet) au scénario retracent avec humour et émotion ces fameux repas familiaux du dimanche. Parfois subis mais aujourd’hui regrettés pour l’absence de ceux que l’on aimait. Les parents, parfois, la grand-mère qui pardonnait tout à ses petits-enfants, la bonne complice à qui confier ses secrets.
Dans Le gigot du dimanche, la quête de ces louis d’or que possèderait Mémé n’est qu’un prétexte pour plonger au coeur de ces secrets de famille enfouis au plus profond d’entre nous mais difficiles à cacher pour qui sait les dénicher, comme Mémé.
Et au fond, ces louis, que sont-ils devenus? Qu’importe, le trésor du lecteur c’est d’avoir passé un bon moment de lecture, comme un voyage dans le temps dans les années 80. Ce n’était pas mieux avant, avec ces décennies de crise, de sida, mais c’était bien. Elles étaient notre adolescence, une période bénie où la mort n’avait pas encore creusé de sillons dans nos familles. Une nostalgie positive, joyeuse et non vieillotte et molle.
Et comme le disent les auteurs avec un ultime hommage à leur Mémé, « on est toujours vivant quand il reste quelqu’un pour se souvenir de vous. » Et c’est tellement vrai.

Le gigot du dimanche. Scénario de Philippe Pelaez. Dessin de Espé. Editions Grand Angle, 72 pages, 16,90 euros. https://www.angle.fr/bd/grand_angle/gigot_du_dimanche_le/le_gigot_du_dimanche_-_histoire_complete/9782818987841
Couverture : éditions Grand Angle

Du bleu dans l’âme au Delta Blues Café

Par Philippe Degouy

Cinéaste noir antillais, Laup Grangé a présenté au public américain son film dédié à Robert Johnson, Du bleu dans l’âme. Un film acclamé par le public mais boudé par le professeur Gordon Kyle Moore, spécialiste reconnu de l’histoire du blues. Pour comprendre cette attitude, Laup décide de rencontrer le professeur, un vieux bougon cynique toujours accompagné par son amie Jezie, vieille femme noire propriétaire du Delta Blues Café, refuge de tous les bluesmen du coin. Jezie raconte à Laup toute l’importance de son bar pour le professeur. Là où il a rencontré son amour de jeunesse Tunica Grace. Quand elle a disparu sans prévenir, le jeune prof qu’il était ne s’en est pas remis. Avec le souvenir de cette chanson inachevée, My Lover, composée pour lui. Depuis, le professeur n’a plus qu’une obsession, dénicher une copie de cette chanson. Touché, Laup va échafauder un plan aussi risqué qu’improbable pour aider cet homme au crépuscule de sa vie.

Avec Delta Blues Café (éd. Grand Angle), Philippe Charlot au scénario et Miras au dessin évoquent leur passion, la nôtre aussi, pour le blues. Contrairement à bien d’autres BD dédiées au blues, Delta Blues Café est réalisé en couleurs. Comme un hommage rendu à ces musiciens qui ont vécu dans la couleur, « celle de leurs paysages, du bleu de leur ciel, du noir de leur peau. »
Au fil des échanges entre le professeur Moore dont la mémoire s’efface peu à peu et le jeune cinéaste Laup Grangé le lecteur s’immerge au coeur de cette région des Etats-Unis, berceau du blues et de ses autres sous-genres. Une lecture coup de coeur, indispensable pour les amateurs de blues, des Etats-Unis et de road trips. L’ambiance magique de cette région est parfaitement rendue par les auteurs, avec un dessin réaliste, joyeux comme les paysages du Sud des Etats-Unis. En guise de bonus, ils invitent leurs lecteurs à (re)découvrir certains personnages réels « qui méritent mieux qu’une simple mention au détour d’une bulle. » Avec, bien entendu, le mystérieux Robert Johnson dont on sait peu de choses de lui finalement, mis à part ses tubes et ce fameux pacte qu’il aurait signé avec le diable, son âme contre le talent. Un pacte signé, selon la légende, au carrefour entre les routes 61 et 49 à Clarksdale, Mississippi. Un musicien devenu l’idole des guitar heroes d’aujourd’hui, d’Eric Clapton à Keith Richards.
Robert Johnson, Hound Dog Taylor, Blind Blake, autant de musiciens afro-américains auxquels les auteurs rendent hommage : « à quelques-uns ils ont planté dans le delta du Mississippi ce mélange improbable qu’est le blues : un trait d’union entre l’Afrique et l’Occident.« 

Delta Blues Café. Scénario de Philippe Charlot. Dessin de Miras. Editions Grand Angle, 72 pages. 16,90 https://www.angle.fr/bd/grand_angle/delta_blues_cafe/delta_blues_cafe_-_histoire_complete/9782818997673
Couverture : éditions Grand Angle

Ayrton Senna, simply Magic!

Par Philippe Degouy

Grand Prix de Monaco, 1984. De fortes averses ruinent les espoirs de victoire de nombreux pilotes chevronnés. En tête Alain Prost maîtrise sa course. Après une remontée fantastique, le jeune Brésilien Ayrton Senna se retrouve dans les roues du Français. Le mauvais temps, Senna l’a apprivoisé quand il était pilote de kart. Un avantage certain. Quand la course est finalement stoppée, Prost remporte la victoire, au grand désarroi du Brésilien qui pensait pouvoir obtenir sa première victoire. Mais ce Grand Prix restera pour Senna celui de la révélation. Le début d’une carrière fulgurante pour celui qui a gagné le surnom de « Magic » Senna.
« Il était aussi doux et raffiné en dehors de la voiture qu’il pouvait être agressif au volant » disait de lui Frank Williams. Des propos confirmés par Lionel Froissart au scénario et méticuleusement dessinés par le duo Christian Papazoglakis et Robert Paquet. L’ambiance des courses est parfaitement rendue par une mise en page dynamique. Et les nostalgiques peuvent retrouver des bolides devenus mythiques comme la fameuse Lotus aux couleurs de la marque JPS, noir et or. Une pure merveille pour les yeux.

Bonne idée des éditions Glénat de republier dans une nouvelle édition le biopic consacré à Ayrton Senna, Histoires d’un mythe . Un bel hommage rendu au triple champion du monde brésilien disparu il y a 30 ans déjà, le 1er mai 1994 à Imola. Disparu? Pas vraiment non. Comme le rappellent fort justement les auteurs : « des milliers d’enfants s’inspirent toujours de la détermination et de la foi que Senna mettait à devenir le meilleur pilote du monde. » De la carrière d’une dizaine d’année du Brésilien il reste ce beau palmarès, avec 41 victoires, 65 pole positions et trois titres de champion du monde.
Cette mort accidentelle survenue en mai 1994 a également privé les fans de F1 de probables duels d’anthologie entre Magic Senna et son concurrent en course ce jour-là à Imola, le Kaiser Michael Schumacher. Un pilote allemand fortement éprouvé par la mort de celui pour qui il éprouvait tant de respect et d’admiration.

L’ album est suivi d’un bonus, l’histoire d’une rencontre d’une vie. Celle vécue par le journaliste automobile Lionel Froissart avec le champion, croisé dès ses débuts. Une relation complice racontée et illustrée en huit pages de souvenirs. Pour dresser un portrait plus intime, plus humain. Celui de l’homme qui se cachait derrière son rôle de pilote. « Ayrton Senna était une éponge qui absorbait toutes les informations que lui apportait chaque séance d’essais. Sur le plan personnel, c’était un cérébral qui s’interrogeait sur une multitude de problématiques. Il doutait toujours. Il était rarement serein » explique Lionel Froissart.
Un récit de souvenirs dans lequel le duel Prost-Senna occupe une place à part de par son importance dans la carrière du Brésilien. Quand Prost a pris sa retraite, Senna s’en est trouvé bien désorienté, triste d’avoir perdu son meilleur rival.
« Trente ans après sa disparition, il est toujours là. Il ne se passe pas une course de F1 sans que, d’une façon ou d’une autre, il y ait un rappel au pilote brésilien » conclut Lionel Froissart. Se souvenir d’Ayrton Senna restera « Magic ».

Ayrton Senna. Histoires d’un mythe. Scénario de Lionel Froissart. Dessin de Christian Papazoglakis et Robert Paquet. Editions Glénat, 56 pages, 14,50 euros https://www.glenat.com/plein-gaz/ayrton-senna-bd-ne-9782344064214
Couverture : éditions Glénat

Ann Bonny, femme et pirate

Par Philippe Degouy

Janvier 1718, Nassau sur l’île de New Providence. La jeune Ann Cormack débarque dans cette ville bien dangereuse pour une jeune fille seule, comme lui explique La Cabella, puissante patronne du bordel local. Intelligente, Ann détecte dans cet avertissement le risque de finir comme fille de joie sous la protection de La Cabella, loin d’être insensible au charme féminin. Mais Ann a un autre rêve, celui de gagner son indépendance sur l’autorité paternelle qu’elle tente de fuir. Sa liberté, elle veut la prendre en mer, sur un navire pirate. La rencontre avec James Bonny lui fournit l’occasion de vivre son rêve au prix d’un mariage sans amour et de viols collectifs par l’équipage de Bonny. Acceptée à bord à contre-coeur par les pirates, Ann Bonny découvre un univers de violence où l’on profite du temps présent comme si le jour était le dernier. Violence, soumission sexuelle, Ann accepte tout pour être sur la mer, son refuge. « C’est au large qu’elle se sent bien. A se régaler des courants, à fondre sur sa proie tel un barracuda. »

Avec Ann Bonny, La louve des Caraïbes (éd. Glénat) Franck Bonnet débute un diptyque consacrée à une figure mythique de la piraterie. Une jeune bourgeoise en froid avec son milieu et amoureuse de cette liberté rencontrée par les pirates. Drôle de femme que cette Ann Cormack devenue par son mariage avec le pirate James Bonny, Ann Bonny surnommée la louve des Caraïbes pour son courage et sa fougue. Mais comme le précise l’auteur dans son introduction, a-t-elle vraiment existé cette redoutable petite Irlandaise? Son histoire nous est connue par le récit du capitaine Charles Johnson alias Daniel Defoe. « Et si, comme se demande Franck Bonnet, Ann Bonny n’était qu’une créature de fiction germée dans l’esprit de Daniel Defoe, souvent considéré comme un faussaire, un conteur? » Peut-être, mais qu’importe, le lecteur ne peut que prendre plaisir à suivre cette femme rebelle, moderne dans son attitude, prête à tout pour se libérer du joug des traditions familiales pour vivre son amour de la mer et de la piraterie. « Qu’elle soit réelle ou imaginaire, j’ai choisi de mon côté de la faire exister en bande dessinée » souligne l’auteur. Si son destin est romancé, tout ce qui l’entoure se veut fidèle à cette réalité vécue par les pirates en ce début du 18e siècle, avec des planches d’un réalisme extrême quant aux navires et repaires de pirates. Un souci du détail omniprésent.
Ce premier livre se dévore d’une traite, par l’absence de temps morts, qui permet de retrouver d’autres figures plus connues de la piraterie. Comme John Rackham alias Calico Jack, connu pour avoir imaginé le fameux drapeau noir à tête de mort, le Jolly Roger. A lui aussi la présence de femmes à bord. Dont fera partie Ann Bonny, sa maîtresse et compagne d’abordage. Mais ceci est une autre histoire, à conter dans le livre 2.

La piraterie, la mer. Un univers familier pour l’auteur, que l’on pense notamment à ses séries USS Constitution et Pirates de Barataria. En quelque 70 pages, l’auteur réussit à immerger le lecteur dans un univers bien différent de la vision romantique de la piraterie diffusée par Hollywood. Comme peut le constater Ann Bonny, avec des pirates peu fidèles à la parole donnée et qui n’ont qu’une vision de la femme, une source de plaisir à chaque retour à terre. Ann Bonny, une jeune femme culottée, mais qui l’est beaucoup moins dans le récit de Franck Bonnet, souvent mise à nu. Au propre comme au figuré. Peu farouche, son corps lui sert à la fois d’arme de séduction et de bouclier face aux autres pirates qui voient d’un mauvais oeil une femme à bord. L’auteur prend plaisir à la déshabiller et le lecteur à admirer sa plastique dévoilée sous toutes les coutures. Ann Bonny prenait-elle vraiment la mer dépoitraillée à la proue de son navire? Peut-être pas, mais qu’importe. Elle reste ce personnage attachant que l’on attend de retrouver dans le livre 2.

Ann Bonny. La louve des Caraïbes Livre 1. Par Franck Bonnet. Editions Glénat, 72 pages, 17 euros https://www.glenat.com/24×32-glenat-bd/ann-bonny-la-louve-des-caraibes-tome-01-9782344053553
Couverture : éditions Glénat

La vengeance du mineur de fond

Par Philippe Degouy

Newcastle, Wyoming. 1894. Une petite ville comme on en trouve des milliers dans l’Amérique profonde. Une mine de charbon occupe de nombreux immigrés venus d’Europe de l’Est pour vivre le rêve américain. Quand un ouvrier est retrouvé massacré , Horace Frick, patron de la mine, charge Jim Teasle, le shérif de la ville; de trouver un coupable, quitte à en fabriquer un, pour calmer la tension au sein des mineurs. Un premier meurtre suivi de plusieurs autres. Tous des mineurs. Quand les mineurs décident de se créer un syndicat, la décision risque de mettre à mal l’autorité de Fricks. Avec l’arrestation des meneurs et la torture exercée sur l’un d’entre eux, le shérif et Horace Fricks déclenchent une réaction en chaîne aux conséquences funestes pour la tranquillité de la petite ville.

Avec Colt & Coal (éd. Glénat), le scénariste Vincent Brugeas et Mr Fab au dessin bousculent les codes du western classique. Un lieu commun, sans doute, mais qui définit au mieux ce récit qui s’écarte des grandes thématiques du genre pour virer au thriller social avec la lutte des classes et le sort des migrants soumis « au piège » du capitalisme. Autant le préciser, l’album risque de susciter une impression mitigée au sein des amateurs du genre western plus conventionnel. Pas de héros, pas de chevauchées dans les grandes plaines. Non, plutôt un récit intimiste pour explorer les coulisses de la conquête de l’Ouest, avec ces immigrés venus d’Europe pour goûter au charme de la terre promise et qui ont fini pour beaucoup au fond des mines pour survivre. Entre Horace Frick, patron de la mine de charbon et ses ouvriers se développe une tension qui n’est pas sans rappeler le fameux roman Germinal de Zola. Une pointe de racisme en sus, celui exercé à l’encontre de la communauté tchèque, simple réserve d’ouvriers dont le sort importe moins que la production de charbon retirée de la mine. Une lutte des classes vécue au fin fond de l’Ouest qui ne manquera pas de mal finir, avec le plomb pour remplacer le charbon. Mais n’en disons pas plus pour ne pas ruiner la fin apocalyptique concoctée par les auteurs pour clore cet album one-shot que l’on peut aisément ranger dans le sous-genre du western crépusculaire.
Avec une intrigue crédible, soit, mais peu susceptible de créer de la tension auprès du lecteur. Coté graphisme, Mr Fab, alias Fabien Esnard-Lascombe, livre des planches au réalisme proche du documentaire. Un dessin très old-school qui n’est pas pour déplaire, avec un shérif aux traits étrangement proches de ceux du général Custer, et plus familier de l’usage de la force que de l’approche des jolies femmes, dont la mystérieuse Dorothée, l’institutrice de la ville qui ne semble pas insensible à ses approches. Une femme mystérieuse.
Colt & Coal? Un western inhabituel, surprenant quant à son déroulement. Libre à vous d’y adhérer, ou pas. Mais si vous ne voulez pas connaître la fin avant de commencer la lecture, ne lisez pas la quatrième de couverture, qui dévoile, horreur et consternation, le criminel auteur du meurtre des mineurs.

Colt & Coal. Scénario de Vincent Brugeas, dessin de Mr Fab. Editions Glénat, 72 pages, 15,95 euros https://www.glenat.com/hors-collection-glenat-bd/colt-coal-9782344059630
Couverture : éditions Glénat

Le regard critique du marabout

Par Philippe Degouy

Soudan du Sud, pays soumis à la guerre civile depuis 2013. La jeune Nialony, 6 ans, retrouve son frère Georges et ses parents parqués dans le camp de réfugiés de Bentiu. Une vaste prison à ciel ouvert pour des milliers de civils protégés par les Nations Unies contre les massacres et les enlèvements commis par les fractions rivales qui martyrisent le pays. Pour Nialony, la découverte de ce monde clos constitue un choc. Avec cette violence, les vols, la promiscuité entre réfugiés. La jeune fille ne peut compter que sur son frère Georges, réfugié dans la peinture pour s’évader, et un étrange marabout à qui la gamine confie ses peurs. Un oiseau présent dans les abords du camp pour se repaître des déchets et des cadavres.
Pour les deux adolescents cette vie en vase clos va prendre une autre tournure quand des miliciens vont venir les kidnapper de nuit pour en faire des enfants soldats…
Avec L’oeil du Marabout, roman graphique publié aux éditions Daniel Maghen, Jean-Denis Pendanx plonge ses lecteurs au coeur d’un univers où la beauté de l’Afrique, magnifiquement représentée, se dilue dans les horreurs de la guerre. Avec ses massacres, ses populations déportées et parquées dans des camps rudimentaires dans lesquels les humanitaires font ce qu’ils peuvent avec les moyens mis à leur disposition. Un univers que Jean-Denis Pendanx a fréquenté durant un séjour effectué au Soudan pour animer des cours de dessin avec les réfugiés. Un regard artistique et journalistique traduit par ce cahier graphique commenté et illustré en fin d’album. Un hommage émouvant rendu à ces milliers d’enfants plongés dans un univers qui ne devrait pas être leur quotidien. Comme le souligne L’Unicef sur son site, « entre 2005 et 2002, les Nations Unies ont constaté et vérifié quelque 315 000 violations graves commises à l’encontre d’enfants en zones de conflits.  » De jeunes victimes incarnées par Georges et Nialony, deux enfants bien réels et intégrés par l’auteur dans son album, plus proche du reportage que de la BD.
Un cessez-le-feu perdure au Soudan du Sud et «  j’ai bon espoir que Nialony et Georges voient la fin de cette guerre et vivent dans un pays en paix. » Ce message positif de l’auteur conclut cette lecture teintée d’humanisme où quelques belles âmes surgissent pour adoucir le drame.
Et si le sort des enfants constitue le coeur du récit, l’auteur n’en oublie pas de saluer le travail des humanitaires, ces héros anonymes mis en danger au même titre que les réfugiés.
Une lecture coup de coeur pour cet album dont les ventes aideront l’Unicef.

L’oeil du marabout. Scénario et dessin de Jean-Denis Pendanx. Editions Daniel Maghen, 160 mages, 26 euros.
https://www.danielmaghen-editions.com/catalogue/loeil-du-marabout/
Couverture : éditions Daniel Maghen.
Pour l’achat de cet album 0,80 euro sera reversé à l’Unicef France.

Whisky San, ou l’histoire du whisky made in Japan

Par Philippe Degouy

Les auteurs de bandes dessinées arrivent toujours à nous surprendre. Comme ce trio à l’origine de Whisky San (éd. Grand Angle). Un one-shot (de whisky) réalisé par Fabien Rodhain et Didier Alcante au scénario et Alicia Grande au dessin. Une BD qui nous invite à découvrir l’histoire du premier whisky japonais créé au pays du saké élevé au rang de trésor national.
Lancer le premier un whisky local, tel est le défi imaginé et relevé par un jeune Japonais, Masataka Taketsuru, nourri aux récits des premières rencontres du début du XXe siècle entre les Japonais et les Américains. Comme un rêve d’enfant à réaliser, le jeune Masataka n’a plus que cette idée fixe en tête. Quitte à se fâcher avec son père, producteur de saké et qui souhaitait lui léguer un jour son entreprise. Le jeune homme quitte tout, pays, famille et amis, pour partir étudier en Ecosse et apprendre les secrets de fabrication de ce fameux breuvage. De ce voyage en Europe, il ramènera connaissances et une femme, la jolie Rita. Une femme occidentale, un affront de plus pour ses pairs. Mais Masataka poursuit son but, soutenu par sa femme. Et réussit. Aujourd’hui, Masataka n’est plus, mais son whisky est connu, reconnu, primé.

Une belle aventure qui a donné lieu à une série TV à succès au Japon, Massan.
Ce roman graphique d’une bonne centaine de pages se savoure pour son dessin réaliste. Une immersion au coeur de ce Japon si peu connu en Occident hors des clichés traditionnels. Une intrigue positive articulée autour d’un rêve réalisé en dépit de tous les obstacles placés sur la route de la réussite de Masataka. Comme le précise le scénariste Fabien Rodhain, « cette histoire m’est apparue comme une métaphore d’une certaine mentalité japonaise : s’intéresser puis imiter, avant d’améliorer et, enfin d’exceller. »
Du whisky japonais présent dans le film Lost in Translation avec Bill Murray. Plus qu’une BD, Whisky San est aussi une plongée au coeur de l’histoire du whisky, avec de nombreuses anecdotes historiques ou techniques. Et dans cette bande dessinée où l’Ecosse occupe une place majeure, comment s’étonner de retrouver Sean Connery en costume traditionnel en pleine découverte des versions japonaises de son whisky. Juste hommage rendu à la réussite de Masataka acquise de haute lutte face à ses concurrents et à la méfiance des brasseurs japonais. Un entrepreneur qui avait bien compris la recette écossaise d’un bon whisky : il faut de l’eau, du feu et du temps. Cheers! Kampai!

Whisky San. Scénario de Fabien Rodhain et Didier Alcante. Dessin d’Alicia Grande. Editions Grand Angle, 136 pages, 24,90 euros https://www.angle.fr/bd/grand_angle/whisky_san/whisky_san_-_histoire_complete/9782818988671
Couverture : éditions Grand Angle.

Judith et le tableau

Par Philippe Degouy

San Francisco, 17 avril 1906. La jeune Judith prend son service au Palace Hotel de San Francisco pour débuter une nuit de travail comme une autre. Sauf que le destin en a décidé autrement. Dans la chambre du célèbre Enrico Caruso où elle doit déposer une boîte de cigares envoyée pour lui, Judith découvre un tableau emballé dans le lit défait. Elle n’a pas le temps de réfléchir que deux mafieux italiens s’en prennent à elle, témoin imprévu de leur visite pour prendre le tableau destiné à une personnalité importante. Pour déclencher une guerre des gangs et détourner les soupçons, les Italiens veulent éliminer Judith dans le quartier chinois de la ville. Mais rien ne se passe comme prévu pour les Italiens, défaits par les Chinois. Judith est libre et souhaite ramener le tableau, un portrait de femme de Gustav Klimt, à Caruso pour retrouver sa vie et échapper aux Italiens. Mais une fois encore le destin va intervenir. Et de la plus terrible des manières : avec un séisme d’une ampleur inégalée. Le 18 avril au matin, la ville est dévastée, plongée dans le chaos. Judith retranchée au Palace ignore que les Italiens sont toujours à sa trace et qu’une mystérieuse femme attend son tableau, peu importe le prix humain à payer…

Avec San Francisco 1906, Les trois Judith (éd. Grand Angle) Damien Marie au scénario et le dessinateur Fabrice Meddour débutent une intrigue criminelle où se mélangent événement historique, le séisme à San Francisco, et énigme artistique autour d’une oeuvre contestée de Gustav Klimt. Une construction de la bande dessinée en forme de poupées russes dans lesquelles la petite histoire se glisse dans la grande. Si celle de Judith la petite femme de chambre se révèle fictive, toute l’originalité de l’album repose dans les interactions entre cette jeune et jolie fille et des personnages véridiques, comme Enrico Caruso et le général Funston, commandant en chef de la garnison de San Francisco. Ces destins croisés permettent des rebondissements bien troussés par les auteurs de cette intrigue à suivre dans le prochain volume.
Un récit complété par un dossier historique articulé autour du séisme de San Francisco mais aussi des personnages historiques qui traversent l’album. L’occasion de retrouver Gustav Klimt, ce maître de l’Art nouveau qui peut être considéré comme le personnage principal de ces Trois Judith. A-t-il peint un troisième portrait de Judith? Un mystère artistique qui se révèle toujours sans réponse définitive apportée par les historiens. Présent dans l’ombre de notre Judith, comme pour la protéger grâce au tableau. Une histoire racontée dans le bonus offert.
Côté graphisme, Fabrice Meddour reproduit parfaitement le séisme dans ses planches, avec le chaos général et l’impression sonore de ces immeubles effondrés par centaines. L’impression ressentie est étonnante. Comme le racontait Caruso, présent ce jour-là, « ce tremblement de terre me fit l’impression d’un mezzo forte. »

San Francisco 1906. T1. Les trois Judith. Scénario de Damien Marie. Dessin de Fabrice Meddour. Editions Grand Angle, 64 pages – 15,90 euros https://www.angle.fr/bd/grand_angle/san_francisco_1906/san_francisco_1906_-_vol_01_sur_2/9782818980033
Couverture : éditions Grand Angle

Le dernier chapitre d’Adolf Hitler

Par Philippe Degouy

Avec l’adaptation en BD du livre Les 100 derniers jours d’Hitler rédigé par Jean Lopez, Jean-Pierre Pécau brosse un portrait dantesque de ces derniers mois du conflit mondial sur le front européen. Un cataclysme humain qui n’est pas sans rappeler les opéras wagnériens par sa folie. Le scénario suit le cheminement historique du document, avec une chronologie de janvier à avril 1945. Un récit parfaitement mis en valeur par le dessin réaliste de Senad Mavric et Filip Andronik qui plonge le lecteur au coeur de ce cauchemar. L’ensemble se lit comme un documentaire passionnant et parfait pour rappeler aux jeunes générations toute la barbarie de ce régime hitlérien.

Le récit débute le lundi 15 janvier 1845. L’offensive des Ardennes a échoué et Hitler rentre à Berlin avec son train personnel. Et si un avion allié avait bombardé le convoi en cette nuit froide, la guerre aurait-elle été écourtée? La question posée par les auteurs mais qui restera du domaine de l’uchronie. Car Hitler arrive sain et sauf à destination pour continuer à diriger son Allemagne, celle qui sombrera avec lui. Jour après jour, Hitler distille ses ordres et ses coups de colère adressés à ses généraux, en qui il n’a plus confiance depuis l’attentat de juillet 1944. Drogué par son médecin personnel, le docteur Morell, le dictateur n’a plus sa raison et hurle ses ordres à des officiers trop lâches que pour le contredire. Peut-être, surtout, pour ne pas finir au bout d’une corde. Comme les déserteurs et les défaitistes chassés par les cours martiales volantes. En deux mois, de février à mars, ce sont plus de 19.600 Allemands qui sont exécutés, contre 48 exécutions menées durant la Première Guerre mondiale. Comme le dit un soldat allemand avec cynisme : « bientôt on n’aura plus besoin de se battre pour mourir. On n’aura qu’à attendre qu’ils nous pendent. »
Outre le volet militaire, ces 100 derniers jours d’Hitler sont également évoqués sous l’angle civil. Avec une population partagée. Avec d’un côté les fanatiques, liés au régime, qui traquent et assassinent les « traîtres » et les prisonniers évadés comme cette petite Juive massacrée par des gamins. Et d’un autre côté, ces civils pris sous les bombardements alliés, avec un ciel vide de toute résistance allemande ou soumis à l’exode face à l’avance soviétique.
Chaque jour de guerre coûte plus de 30.000 vies humaines. Jusqu’au bout, Hitler s’imaginera sauvé par l’action d’armées fantômes. Ce miracle attendu pour sauver son rêve d’un Reich millénaire. Mais qui ne se concrétisera pas. Et le 30 avril 1945, à 15h30, Hitler se tire une balle dans la tempe droite. Eva Braun, devenue sa femme peu de temps auparavant, choisit le poison. Leurs corps seront ensuite enveloppés dans des couvertures et aspergés de pétrole pour une crémation improvisée dans le jardin de la Chancellerie. La fin annoncée de ces 100 derniers jours d’Hitler, l’un des épisodes les plus meurtriers du conflit.

Les 100 derniers jours d’Hitler. D’après le livre de Jean Lopez. Scénario de Jean-Pierre Pécau. Dessin de Senad Mavric et Filipe Andronik. Editions Delcourt, 112 pages, 19,99 euros. https://www.editions-delcourt.fr/bd/series/serie-les-100-derniers-jours-d-hitler/album-les-100-derniers-jours-d-hitler
Couverture : éditions Delcourt